Denis Proteor
Artiste indépendant
OUST OST-1 POUR LE SANG DE LIERRE
(INITIATION PHILOSOPHIQUE POUR LES ARBUSTRES DE 10 ANS –
PREMIERE ETAPE)
ASSIS SUR LE SOL
A la fin d’une classe, je dis aux Enfants devant la porte que je n’ai pas encore
ouverte « Assis sur le sol, Arbustes du Sang de Lierre. »
Je rappelle que les petites filles par exemple, qui passeront en sixième
l’année prochaine, sont âgées de 9 ou 10 ans et mesurent déjà environ 1 mètre
60 et ont des formes qui laissent présager de leur entière féminité.
Debout, je dis deux ou trois mots sur le fait qu’il s’agit de notre avant-
dernier rendez-vous parce que la rotation de mes ateliers artistiques le
préconisent.
Puis je demande « Que faites-vous parterre ? » Et j’éclate de rire. Quelle
douceur !
« Pourquoi êtes-vous assis sur le sol ? » demande-je aux arbustes du
Sang de Lierre.
« Vous nous avez dit… »
Et je ris de nouveau.
Chers arbustes du Sang de Lierre, écoutez attentivement car je veux
vous décrire la liberté perdue.
Assis ou debout, puis-je éviter la guerre ?
L’oreille lit.
Et vous voici assis et moi debout.
Le maître dit.
Et vous écoutez ce qu’il voit.
Et vous voici assis et lui debout.
De voir le maître qui vous dit votre place.
Etes-vous sous l’eau, arbustes du Sang de Lierre ?
Il est temps pour vous d’écouter comme des musiques qui courent les
plaines.
Chantez pour vous-même avec vos yeux-oreilles.
Depuis le temps qu’il faut lire !
Depuis tout ce temps déjà, le vôtre, 10 ans me semble-t-il, 10 ans plus
l’Infini en avant et en arrière, que lire est voir ; et voici une conscience.
Une conscience de l’ambigu.
Qui peut me dire ce qui est ambigu ?
Ce que vous voyez n’est pas célèbre. C’est celui que vous appelez
« maître ». Pensez plutôt à un nom d’auteur.
Ne me félicitez pas, chers arbustes du Sang de Lierre. Votre présence
justifie la mienne.
J’aime, j’ose le dire, non pas être là mais être avec vous.
Dois-je un tel état ou bien me le dois-je à moi seul ?
Autrement dit, ai-je créé cette sympathie bienveillante vers vous ?
Je l’ai créée. Sans ambigüité.
Vous ai-je dit que l’on me regarde ? On me regarde non point comme
vous me regardez avec vos yeux immenses qui m’écoutent. On me regarde
pour me sanctionner.
Je vous regarde pour vous admirer.
Tandis que j’exploite l’autorité.
Le maître ici, à l’école, porte un habit de parodie.
Oui, chers arbustes du sang de Lierre, je me fais clown dans la classe.
Auguste sans roi.
Si maître a Enfants, alors qu’ils fassent de la Musique !
Faisons de la Musique pour nous seuls. En nos rendez-vous,
conciliabules, conversations, concertitudes.
Ecrivons-nous des lettres ici, chers Enfants, puisque des écrits vous
sont demandés chaque jour d’école.
Comme si l’école pouvait prévoir le chant d’Oiseau… Voyons, soyons
sérieux !
Et où est le sérieux ? Dans l’ivresse.
Arbustes du Sang de Lierre, de l’ivresse, vous êtes les experts. Vous la
vivez, babillant et parlant en vous envolant. Et en vous protégeant, votre maître
la maintient, cette ivresse savante. Ma tâche de maître se résume à veiller sur
votre liberté pour qu’elle ne pourrisse pas.
Tout ne finit pas.
Tout demeure lui-même et ne se mêle pas des fins ou de la décrépitude.
La liberté de votre ivresse, chers Enfants, rappelle, entérine, insiste.
L’ivresse de soi, pure, uniquement née dans vos corps de bourgeons,
sans aucun empoisonnement qui attèle les corps de vos parents et des adultes
et des chefs et des méchants qui ont renoncé.
Cette ivresse qui vous revient, regimbe en vous depuis votre naissance,
vos cris inarticulés, vos rires fous, vos pleurs chauds comme un courage qui
s’ignore… Ah, j’adore tout ce que vous avez brisé, désordonné, ces morceaux
de miroirs balancés dans la fontaine, ces métaux égarés dans la rouille
béatifiée, ces toupies jetées encore insidieusement d’une réputation neuve à
vos yeux.
Que suis-je en train de faire, moi votre maître qui veut protéger votre
liberté et qu’elle croisse comme le Lierre auquel vous devez votre sang, chers
arbustes ?
Je m’adresse à vous du haut de votre dixième année de vie plus l’Infini
en avant et en arrière –bien que vous vous teniez assis à mes pieds –et, que je
sache, une telle posture n’a aucune signification enlaidissante à vos yeux
derrière les lunettes des princes- ainsi, je vous enivre, chers Enfants,
purement. Tel un Merle. Préférez-vous l’Anchois ?
Les soldats qui deviennent fous se regrettent eux-mêmes, trop tard.
Imiter l’Enfant.
Quel Enfant ? Celui qui ne parle pas ? Non celui qui parle le langage de
tous les Animaux et fredonne des histoires qui font perdre le sens commun.
Saumon bleu, Chevreuil des montagnes, petit Pourceau, fils et fille de la Forêt,
je ne veux pas qu’un jour la Joie vous fasse mal !
Arbustes du sang de Lierre, pour prendre conscience il vous faut rester
libre. Et qu’est-ce que prendre la conscience ? C’est passer par tous les états
de la vie comme Taliesin (que je vous conterai une nuit prochaine où vous irez
errer sur l’herbe du vert sombre et brillant telles des écailles constellant le
ruisseau dans lequel ensemble, nous avons jeté les mots –je protégerai
toujours votre liberté).
Ce jour-ci hache, cet autre jour mort en lui, et encore incarné.
Vos 10 ans vont par 3. Le saviez-vous ?
Vous vivez trois fois ou en 3 visages vos glorieux 10 ans.
Vos dix ans sont Folie.
Vos dix ans sont vie des Doubles.
Vos dix ans sont promesse de Double-vue au langage transcendant.
La Féérie rend plausible la rage, chers Enfants. La rage saturnienne.
Il était de nombreuses fois mélancoliques un roi ou une reine qui
dévorent sans cesse le temps.
Vous le prédisez puisque prédire s’enracine dans la parole des Arbres
que vous allez devenir. Arbres durs qui tournent sous le vent et dont les
torsions apparaissent visibles dans les souffles.
Et vos 3 dix ans s’affrontent aujourd’hui devant moi auquel il me tarde de
rejoindre ma tour d’air.
Puis je vous parlerai des trois premiers mondes. Puisque, comme vous,
Enfants, sang de Lierre, vous vous jetez en travers des fondations et des
chemins fixes et aveugles, je forme les bosses, les trous, les boucles, les
perfusions, les incitations, les primes cieux.
(extrait de "Philosophie pour les Arbustes de moins de dix ans", Denis Protéor)